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Réflexions sur la fraternité - Page 2

  • Travailler le dimanche?

    Ce qui me choque le plus dans cette proposition de travail le dimanche, c'est la réaction de ceux qui se réjouissent de la possibilité d'en profiter pour faire leurs courses. Mais les gens n'ont-ils rien à faire d'autre que de consommer? Ils donnent l'impression de n'avoir pas d'autre idéal. Ont-ils oublié qu'on peut aussi passer son temps en se promenant dans la nature, en lisant, en visitant les malades ou les personnes âgées, en rendant service à une personne démunie, en faisant du bénévolat? La société de consommation prendra-t-elle le devant de la scène, avant la fraternité?

  • Aimer son prochain: chrétien ou universel?

    « Aimer son prochain » : s’agit-il d’une injonction spécifiquement chrétienne, ou bien d’une valeur que chaque personne, désireuse de construire un monde plus fraternel, doit s’approprier, indépendamment de la foi chrétienne ? La question est intéressante, et aussi complexe en raison à la fois de la nature polysémique, voire ambiguë, du verbe « aimer », et des débats passionnés qui concernent la notion même d’universalité.
    Dans le contexte chrétien, le mot « aimer » peut se référer de façon très explicite à la foi. Ainsi, on trouve souvent qu’aimer consiste à « laisser Dieu aimer en nous », à « aimer à la façon de la Trinité » ou que « Dieu est la source de l’Amour». On trouve par exemple cet usage chez la mystique catholique Simone Weil, lorsqu’elle dit : « L’amour du prochain est l’amour qui descend de Dieu vers l’homme » . Il est bien évident que la référence à Dieu comme étant Celui qui est le Sujet de l’Amour qui s’exprime par nous est typiquement chrétien, et ne peut guère être partagé par tous. Cependant, ce n’est pas parce que croyants et non croyants ne partagent pas les mêmes convictions sur la Source de cet Amour que les convictions diffèrent nécessairement sur la nécessité de se tourner vers l’autre.
    Une seconde acception fréquente du mot « amour » est l’amour comme « sentiment ». Ainsi, si l’on se réfère à un dictionnaire de la langue française comme le Littré , on trouve que le mot « amour » est défini comme « un sentiment d’affection, de tendresse ». Il est bien évident que, si l’amour requiert la présence de sentiments, il est difficile de l’appliquer à tous, puisque, par définition, on ne peut pas contrôler ses sentiments et donc, dans ce sens là du mot, il serait impossible de répondre à l’injonction d’aimer. Dans ce sens là, on pourra avoir de l’amour envers son conjoint, ses parents, ses amis, ses enfants, mais certainement pas envers tout un chacun. Pire encore : non seulement un tel amour « sentiment » ne serait pas possible envers tous, mais il ne serait pas non plus souhaitable. En effet, dans certains domaines comme l’enseignement ou la médecine, l’éthique professionnelle recommande de ne pas « avoir de sentiments ». En effet, si un enseignant avait des sentiments pour ses élèves, la conséquence pourrait être qu’il favorise ceux qui lui inspirent de tels sentiments, au détriment des autres. Pris dans ce contexte, l’amour « sentiment » pourrait aboutir à une situation inéquitable, puisque s’appliquant à certains, et pas à d’autres. Les principes d’équité et aussi de justice seraient alors mis en cause. Ainsi, le verbe « aimer » pris dans le sens affectif du terme ne peut guère être partagé.
    Mais est-ce de cet amour « sentiment » que parlent les chrétiens quand ils parlent « d’aimer tout le monde » ? Certainement pas. Par exemple, quand Chiara Lubich aborde cette notion, elle dit que « L’amour n’est pas un sentiment, mais un acte » . Et cela est illustré par les innombrables exemples qui accompagnent ses discours, ou les textes de l’Évangile de façon plus générale : il s’agit de consoler ceux qui pleurent, de partager avec les plus pauvres, de promouvoir les droits de tous, de se battre pour un monde plus juste, etc. Bref, il s’agit ici d’actes. Et, contrairement aux sentiments, les actes s’exercent sous un contrôle volontaire. S’agissant d’actes à poser, une injonction à « aimer tous » devient plus légitime, même pour le non croyant. Cependant, en raison de la polysémie du terme, on lui préfèrera d’autres expressions comme par exemple celui de respect, de don de soi, de partage de soi, d’altruisme ou d’empathie. De quoi s’agit-il ?
    Pour Emmanuel Kant, le respect est « une maxime nous imposant d’apporter une limitation, par la dignité de l’humanité en une autre personne, à l’estime que nous avons de nous mêmes » . Par exemple, lorsque dans mes cours à l’Université, je constate que les étudiants commencent à chahuter un peu dans un amphithéâtre, je ne peux guère leur dire : « arrêtez de chahuter, mais aimez vous les uns les autres ». Par contre, je peux leur dire : « je vous demande de respecter ceux qui essaient d’écouter le cours » et cela sera considéré comme tout à fait acceptable par tous. Ce terme se réfère à la nécessité de ne pas heurter inutilement autrui ; en France le respect mutuel est considéré comme le fondement de la paix sociale. Il s’agit de la base de la vie citoyenne et il existe un consensus sur cette valeur dans l’ensemble du corps social. Cependant, comparé au concept d’amour, ce terme a une connotation assez « passive » dans le sens qu’il correspond à l’idée de ne pas agir contre quelqu’un, mais pas vraiment à agir en faveur de quelqu’un. En outre, comme l’ont remarqué bien des penseurs tels que Max Scheler, le respect tel que le conçoit Kant ne concerne pas tant la personne de l’autre, qu’une attitude envers un principe général et abstrait. Cette notion est donc insuffisante. Les notions de « don de soi » ou d’empathie deviennent alors plus utiles.
    Contrairement au respect, la notion de don de soi suppose de tendre la main vers l’autre, de façon active, même si cela coûte, sans attendre de retour, de façon gratuite. Elle suppose de faire passer autrui avant soi même. Sur le plan des actes, cette notion correspond par exemple au fait de donner son sang, de donner de son temps en faveur d’une bonne cause (par exemple dans le cadre d’une action humanitaire), d’aider une personne en difficulté, etc. On voit bien que dans ces cas là, la notion de respect est totalement insuffisante. Mais pourquoi aller jusque là ? Quel est le moteur qui nous pousse à agir de la sorte ? Les réponses à cette question sont nombreuses. Il peut s’agir d’un impératif moral, comme l’a par exemple souligné Emmanuel Lévinas lorsqu’il parle de « responsabilité pour autrui ». Ou il peut s’agir d’une disposition spontanée de l’homme, fondée biologiquement, comme l‘altruisme ou l’empathie. De quoi s’agit-il ? Pour Rousseau , il existe une émotion fondamentale, la pitié, qui « tempère l'ardeur » que l'homme « a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable ». Cependant, le terme « pitié » est actuellement très péjoratif et on préfère la notion d’empathie. D’après Le Littré, l’empathie correspond à la « faculté de ressentir les émotions d’autrui et de se mettre à sa place, sans cependant s’identifier à lui ». Cette faculté permet d’agir pour l’autre de la façon la plus appropriée possible, puisque la compréhension des émotions d’autrui est nécessaire à une action pertinente envers lui. Des neurobiologistes ont montré récemment qu’il existait dans le cerveau des zones précises, qui sont sollicitées la fois lorsqu’une personne ressent une émotion (la peur, la joie, la colère, la douleur) et lorsque cette même personne perçoit cette émotion chez autrui : cela signifie par exemple que lorsqu’on voit une autre personne en train de souffrir, on ressent quelque chose de sa souffrance en soi. Il existe même des neurones, appelées « neurones miroir », spécialisés dans ce processus. On peut alors considérer que cette faculté, qui d’ailleurs n’existe que chez l’Homme et chez quelques espèces animales très voisines comme certains grands singes, est l’un des moteurs de l’action pour autrui. Cependant, l’utilisation du concept d’altruisme comme moteur de l’action gratuite pour autrui peut se heurter à certaines critiques, du fait de la subjectivité qu’elle suppose et de l’aspect émotionnel qui peut la sous-tendre Un autre concept utile dans ce cas est celui de réciprocité, qui a été développé par le philosophe américain Thomas Nagel. Pour cet auteur, le fondement de l’action pour autrui consiste à se poser la question « Qu'est-ce que vous diriez si quelqu'un vous faisait cela à vous ?». La réponse à cette interrogation doit alors guider nos actions, en dehors de l’aspect émotionnel que peut revêtir le concept d’empathie.
    En conclusion, il nous semble donc que la notion de don se soi, basée à la fois sur l’empathie et sur le fait de se mettre à la place de l’autre, pourrait être un devoir être permettant la construction de cette société plus fraternelle à laquelle nous aspirons.

  • Le réductionnisme et la bioéthique

    Actuellement, la question bioéthique est au premier plan. Chacun y va de son opinion en matière d’euthanasie, de clonage, d’expérimentations sur l’embryon, de création de chimères homme/animal, etc. Le débat est souvent vif, se caractérisant parfois par l’absence d’écoute entre les tenants de l’une ou de l’autre opinion, chacun rangeant l’autre dans une catégorie définitive. Certains tentent alors de prendre de la hauteur au milieu de ce cafouillage, essayant de fournir des explications quant aux courants de pensée qui aboutissent aux termes du débat. Les mentalités seraient permissives car sans repères éthiques, ignorant le bien et le mal. Ou bien : les mentalités seraient permissives en raison des valeurs dominantes de la société de consommation, dans lesquelles l’autre n’est plus un sujet, mais un objet. Ou encore : tout est permis en raison du relativisme ambiant, pour lequel toutes les attitudes se valent. Ou encore : c’est la science, sans conscience, qui est responsable de tous ces maux, les scientifiques n’étant que des apprentis sorciers irresponsables. On pourrait rallonger la liste. Le débat peut-il se résumer à ces termes ? Je ne le crois pas et, pour ma part, je pense que la permissivité en matière de bioéthique ne provient pas tant d’une évolution morale des mentalités, mais d’une conception bien précise de ce que c’est que la vie, véhiculée par la biologie moderne. Car si nous ne sommes rien d’autre qu'un amas de molécules, pourquoi se poser des questions éthiques? En effet, les sciences de la vie ont adopté une méthode dite réductionniste : elle consiste à réduire la complexité des systèmes vivants en des entités de plus en plus simples. Ainsi, l’être vivant est réduit en organes, les organes en tissus, les tissus en cellules, les cellules en molécules. Cette méthode a bien sûr toute sa légitimité. Ce qui est par contre beaucoup moins légitime, c’est d’en tirer des conclusions quant à la nature du vivant, comme l’affirmation que l’Homme n’est rien d’autre qu’un tas de molécules. En effet, cette approche réductionniste ignore tous les phénomènes liés à la complexité, à l’émergence de nouvelles propriétés résultant d’innombrables interactions entre les composés élémentaires, etc. Cette description du vivant est donc incomplète car elle ignore les liens entre les choses ; cette ignorance conduit à une conception réductionniste de l’Homme, aboutissant à une absence de considérations éthiques, bien plus que les mentalités permissives.