Je fais de la recherche dans le domaine des neurosciences comportementales, un domaine peu ouvert à la modélisation mathématique, à la fois en raison de l’insuffisance de données exploitables, mais aussi pour des raisons plus profondément idéologiques, car nous n’aimons en général pas beaucoup l’idée que le comportement humain puisse être explicable par des équations. Voilà qu’un ami, chercheur en économie, me propose de faire un modèle mathématique des hypothèses que je défends dans mon domaine. Je sens en lui beaucoup d’écoute, et d’intérêt gratuit pour ce que je fais ; je sais qu’il vit lui aussi pour un monde plus fraternel, ce qui me pousse à voir des motivations positives dans ce projet. En même temps, m’aventurer dans la direction qu’il propose est une barrière culturelle quasiment infranchissable pour moi. Je décide néanmoins d’écouter ce qu’il propose, et de me lancer dans le vide, en dépit des préjugés et des réserves, nombreuses, que j’ai par avance. Cela m’occasionne beaucoup de travail, et petit à petit, au travers de cette collaboration, je combien à quel point mon domaine est peu précis, incapable souvent de fournir les données qui seraient nécessaires. Nous aboutissons à une première ébauche, qui ne résistera guère à un argumentaire sérieux. Une seconde tentative n’aboutira pas davantage. Mais nous continuons le dialogue et finalement un troisième manuscrit se fait jour, qui sera soumis à un éditeur. Cet éclairage des mathématiques me fait voir les limites de nos travaux, car je suis incapable de répondre sérieusement à la plupart des questions qu’il pose, et en même temps, cette modélisation, avec les pauvres données que j’ai pu fournir, permet d’élaborer de nouvelles hypothèses qui viendront nourrir mon travail futur. Autrement dit, voilà un nouvel éclairage qui fait avancer ma discipline, mais qui me vient d’une autre discipline que j’aurais eu tendance de considérer comme une « ennemie ». Hier, j’ai appris que l’article avait été accepté par le journal spécialisé, et bien sûr, j’étais ravie. C’est le fruit de 5 ans d’efforts, mais je me dis que ça valait la peine de laisser tomber mes préjugés pour m’ouvrir à ce dialogue !
Commentaires
Bonjour Catherine,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt ta démarche mathématicienne, car cela fait longtemps que j'ai imaginé que le cerveau est un système chaotique, dans le sens moderne du terme, dont la capacité est de pouvoir se stabiliser au niveau des réseaux neuronaux lorsque, par exemple, il engendre des perceptions. Un des exemples qui m'est cher pour illustrer l'émergence d'un ordre à partir du désordre chaotique est le coup de foudre, que Stendhal, de manière vraiment heureuse, a appelée "cristallisation": tout à coup, les personnes qui subissent le coup de foudre éprouvent brusquement un état émotionnel dont elles n'avaient pas l'idée auparavant, un peu comme si leur cerveau s'était mis à stabiliser des réseaux neuronaux d'où émerge cet état. Pourrais-tu nous donner les références de votre article quand il paraîtra? Merci.
RMisslin
Merci pour cette information interessante